Lors du colloque « Discours sur la décadence des lettres, de Mathurin Régnier à Charles Baudelaire » qui s’est tenu le 18 et 19 avril 2024 à la Fondazione Primoli de Rome, organisé par Carine Barbafieri et Andrea Schellino, plusieurs spécialistes ont retracé l’histoire de la décadence dans les lettres françaises, de l’Antiquité jusqu’à la modernité. Le présent texte rend compte de la communication d’Henri Scepi, Professeur à l’université Sorbonne-Nouvelle (CRP19) ; il a été rédigé par Giulia Santamaria.

Le mot « décadence » dérive du latin decadentia et signifie, selon le dictionnaire Larousse, « état d’une civilisation, d’une culture, d’une entreprise, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; commencement de la chute, de la dégradation : entrer en décadence ». Le terme passe au domaine littéraire à partir du XIXe siècle, pour désigner une esthétique qui s’oppose à l’idéologie dominante de l’époque, celle de progrès et perfectionnement. Les intellectuels de l’époque estiment en effet que le progrès technique et scientifique s’accompagne d’une décrépitude de l’esprit, ce qui provoque, de leur part, une remise en cause des valeurs établies et de la tradition. 

Lors de son intervention « “J’aime la décadence en tout”. Laforgue et l’épuisement de la littérature », Henri Scepi, spécialiste de poésie de la seconde moitié du XIXe siècle, a notamment proposé une lecture éclairante à propos de Jules Laforgue et son rapport avec le concept de décadence. Dans une lettre à l’historien Charles Ephrussi, Laforgue affirme : « M. Bernstein est un homme précieux. Il doit être avec moi le seul homme de Berlin qui adore la décadence en tout ». Scepi souligne ainsi la position singulière que l’auteur adopte par rapport à la décadence. “Adorer la décadence” signifie en effet se placer dans une posture de rupture et innovation par rapport aux conventions. Le terme change donc de connotation et se reformule comme amour pour la ruine et la décomposition. 

Selon Henri Scepi, la décadence chez Laforgue a ses racines dans les lectures qu’il fait, parmi lesquelles figurent les noms de Huysmans, Goncourt et Zola. La référence majeure de Laforgue est constituée cependant par Baudelaire, auteur du Peintre de la vie moderne (1863), où il décrit les « névroses » de la métropole parisienne, et des Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), où il ne cesse d’évoquer l’image mélancolique du crépuscule grâce auquel « certains esprits poétiques trouveront des délices nouvelles ». Laforgue est aussi un lecteur de Paul Bourget. Ce dernier, dans un article de 1880 intitulé « Baudelaire », consacre des lignes à la définition du style de la décadence : « Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot ». Le style décadent est rapproché de la dégénérescence pathologique des organismes, et la décadence provoque des symptômes tels que l’étiolement du lexique, l’affaiblissement des formes et le glissement des rythmes. Le thème de la dégénérescence physique se trouve chez Laforgue dans le titre du poème La chanson du petit hypertrophique (1882-1883), où le poète se montre triste, attiré par la mort et la griserie des rues, avec un cœur qui déraille. Le ton du poème s’avère donc typique d’un poète de la décadence. 

Scepi ajoute que l’auteur conçoit la décadence comme condition favorable à l’éclosion du génie personnel en tant qu’expression de sa propre singularité. Laforgue soutient donc que l’artiste doit explorer la société moderne et y ajouter sa note personnelle. Selon lui, l’artiste est en effet un « chercheur pour l’évolution ». Ce qui guide l’écrivain dans sa mission est « la rage de vouloir de connaître – de plonger sous sa culture consciente vers ‘l’Afrique intérieure’ de notre inconscient domaine », écrit Laforgue dans ses Notes diverses (1885). L’immersion en soi-même consiste à tenter de faire reculer les limites de la conscience, afin de faire émerger ce qu’il y a de plus caché et indicible en nous. Le résultat sera une connaissance de soi qui va vers l’évanouissement de la raison, ce que l’auteur appelle « de-culture », et la poésie semble être le lieu privilégié où se réalise cet antirationalisme. Le langage qui permet l’expression de soi doit être clair et simple, « mais en gardant toutes ses richesses » (Ennuis non rimés, 1885-1886). Adorer la décadence signifie donc espérer que la langue se dépouille et se déshabille, de manière que « l’origine parle à travers l’original », affirme Scepi. 

Les pulsions innovatrices de Laforgue font qu’il dépasse la conception négative de décadence en la transformant en une condition positive et féconde. La décadence, qui avait été conçue comme le contraire du développement, est requalifiée et resémantisée par l’auteur, qui en fait une véritable philosophie de l’art.

Giulia Santamaria